lecture

À l’écoute de la Parole

Les lectures de ce dimanche sont dominées par une figure biblique très particulière, celle de la veuve : dans l’Évangile, le Seigneur Jésus loue la générosité d’une veuve qui dépose son offrande dans le Temple (Mc 12), tandis que le livre des Rois rapporte comment le Dieu d’Israël bénit abondamment la générosité d’une veuve rencontrée par Élie (1R 17).

Les conditions sociales de l’Antiquité condamnaient souvent les veuves à la pauvreté et à la misère. Privées de l’appui et de la force de travail d’un époux, elles tombaient presque automatiquement dans l’indigence. C’était la raison d’être des antiques dispositions obligeant un homme à épouser la veuve de son frère. Dans la Loi de Moïse, les veuves sont associées à « l’étranger et l’orphelin ». De nombreuses ordonnances visent à les protéger, par exemple :

« Vous n’affligerez aucune veuve ni aucun orphelin ; si tu le maltraites et qu’il crie vers moi, j’écouterai son cri » (Ex 22, 22). « Dieu fait droit à l’orphelin et à la veuve et il aime l’étranger auquel il donne pain et vêtement » (Dt 10, 18) Ou encore : « Lorsque tu feras la moisson dans ton champ, si tu oublies une gerbe au champ, ne reviens pas la chercher. Elle sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve, afin que le Seigneur ton Dieu te bénisse dans toutes tes œuvres » (Dt 24,19).

C’est en raison de leur condition vulnérable que la foi et la piété de certaines veuves ont particulièrement frappé les écrivains bibliques. Ainsi Ruth, la Moabite, ancêtre de David : devenue veuve, elle refusa, par un attachement très touchant, de quitter sa belle-mère Noémie qui l’engageait à repartir dans sa famille pour se remarier. Sans assurance aucune sur son avenir, elle revint s’installer avec elle à Bethléem et Dieu bénit son geste, l’appelant à devenir arrière-grand-mère du roi David. Dans le deuxième livre des Rois (2 R 4), il est fait mention d’une veuve de prophète qui, au bord de la famine, sollicite Elisée. Celui-ci multiplie alors le peu d’huile qui lui reste, lui procurant une source de revenu.

Ce souci des veuves, et cette admiration pour les veuves pieuses, se prolongent dans le Nouveau Testament, comme en témoigne le passage de saint Luc décrivant Anne, fille de Phanouel, « restée veuve après sept ans de mariage », qui ne quittait pas le Temple en attente du Messie (Lc 2). En Luc 7, nous lisons le récit de la résurrection d’un jeune homme, « le fils unique d’une femme veuve » à qui Jésus dit « ne pleure pas » avant de rendre la vie à son fils.

Au début de la grande aventure des Actes, des hommes (les premiers diacres), sont désignés pour remédier à la négligence dont font l’objet les veuves des « Hellénistes » (de langue grecque), cf. Ac 6,1. Paul, enfin, donne des recommandations précises concernant les veuves dans la première lettre à Timothée et exhorte en premier lieu leur propre famille à leur venir en aide :

« Honore les veuves, j’entends les vraies veuves. Si une veuve a des enfants ou des petits-enfants, il faut avant tout leur apprendre à pratiquer la piété envers leur propre famille et à payer leurs parents de retour. Voilà ce qui plaît à Dieu. Mais la vraie veuve, celle qui reste absolument seule, s’en remet à Dieu et consacre ses jours et ses nuits à la prière et à l’oraison » (1Ti 5,4-5).

La première lecture : la veuve de Sarepta (1R 17)

Deux veuves anonymes sont présentées dans les lectures de ce dimanche, et constituent de beaux exemples de générosité. La première est païenne, rencontrée par Elie à Sarepta, une ville phénicienne sur la Méditerranée, dans la région de Tyr et Sidon. Jésus fera mémoire de cet épisode, au début de sa vie publique, dans la synagogue de Nazareth, lorsqu’Il voudra expliquer qu’un prophète n’est pas bien accueilli dans sa propre patrie :

« Assurément, je vous le dis, il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d’Élie, lorsque le ciel fut fermé pour trois ans et six mois, quand survint une grande famine sur tout le pays ; et ce n’est à aucune d’elles que fut envoyé Élie, mais bien à une veuve de Sarepta, au pays de Sidon » (Lc 4,25-26).

En effet, la veuve de Sarepta est une phénicienne, une païenne, c’est pourquoi elle s’adresse à Élie en lui disant : « par la vie du Seigneur ton Dieu » : elle sait qu’il est un homme d’Israël, et qu’ils ne partagent pas le même culte. Cela rend sa générosité encore plus remarquable : elle n’hésite pas à puiser de l’eau pour Élie, alors que la Samaritaine, dans l’évangile, s’étonnera d’une telle demande (cf. Jn 4).

Cette veuve, cependant, incarne la pauvreté et la présence menaçante de la mort dans les cultures antiques : son existence est déjà une demi-mort sociale, et ses forces physiques ont tellement diminué, du fait de la famine, qu’elle n’a plus de perspective de vie. À tel point que son fils, qui devrait représenter l’avenir et l’espoir de la vie qui continue, est destiné à mourir avec elle. Son désarroi extrême est perceptible derrière les paroles : « nous mangerons ce qui nous reste, et puis nous mourrons » (v.12).

C’est dans cette situation d’abattement qu’Élie prononce, pour cette pauvre femme, un oracle solennel (ainsi parle le Seigneur, Dieu d’Israël) qui promet un miracle sous forme de dicton populaire : « Jarre de farine point ne s’épuisera, vase d’huile point ne se videra » ; un soutien surnaturel en attente du « retour à la normal » que sera la fin de la sécheresse : « jusqu’au jour où le Seigneur donnera la pluie pour arroser la terre » (v.14). Le Catéchisme synthétise ainsi la mission d’Élie :

« Le Temple devait être pour le peuple de Dieu le lieu de son éducation à la prière : les pèlerinages, les fêtes, les sacrifices, l’offrande du soir, l’encens, les pains de “proposition”, tous ces signes de la Sainteté et de la Gloire du Dieu Très Haut et tout Proche, étaient des appels et des chemins de la prière. Mais le ritualisme entraînait souvent le peuple vers un culte trop extérieur. Il y fallait l’éducation de la foi, la conversion du cœur. Ce fut la mission des prophètes, avant et après l’Exil. […] Après avoir appris la miséricorde dans sa retraite au torrent de Kérit, Elie apprend à la veuve de Sarepta la foi en la parole de Dieu, foi qu’il confirme par sa prière instante : Dieu fait revenir à la vie l’enfant de la veuve (cf. 1 R 17, 7-24). » [1]

Au début de cette grande aventure, lors de leur première rencontre, Élie demande un geste impossible sans la foi : la veuve doit lui offrir à manger, aux dépens de sa propre vie ; généreusement, elle s’exécute et le Seigneur bénit une telle offrande : « la jarre de farine ne s’épuisa pas, et le vase d’huile ne se vida pas » (v.16), car la Parole du Seigneur s’accomplit toujours. Le prophète pourrait prononcer la même exclamation que Jésus devant le centurion : « pas même en Israël je n’ai trouvé une telle foi ! » (Lc 7,9).

L’évangile : l’offrande du Temple (Mc 12)

La veuve remarquée par Jésus, dans le Temple, ressemble beaucoup à la veuve de Sarepta. Toutes deux semblent animées de la même générosité envers Dieu : « Le Seigneur d’abord ! » telle pourrait être l’expression résumant la conviction profonde qui les anime, et qui les porte à tout donner, à avoir une confiance aveugle en la Providence… et à le faire à travers l’épaisseur des institutions humaines : la veuve de Sarepta nourrit le prophète Élie, un homme bien concret, tandis que la veuve du Temple fait une offrande dans le trésor, en sachant bien que les autorités en feront l’usage qui leur semblera convenable, pas forcément pour la gloire de Dieu. Ni l’une ni l’autre ne discutent la destination de leur offrande : une acceptation remarquable, un crédit donné aveuglément aux médiations que le Seigneur dispose dans leur vie de foi. Une leçon pour nous qui sommes souvent portés à la critique et à la méfiance.

Saint Marc nous a déjà rapporté l’enseignement de Jésus sur les dangers des richesses, son invitation à la pauvreté, mais il nous a aussi montré comment les apôtres peinaient à assimiler une telle nouveauté. Alors que le groupe des disciples est assailli par les controverses théologiques et les tensions avec les autorités, et que les préparations de la Pâque – celle des Juifs et celle de Jésus – battent leur plein, le Christ revient sur ce thème qui est si cher à son Cœur, à travers deux moyens pédagogiques puissants qui ont marqué les esprits de ses auditeurs.

Tout d’abord, un avertissement très fort contre le mal avec ses conséquences : Jésus dénonce l’attitude des scribes, toute pétrie de vanité et d’apparences ; faire une telle description de leur comportement ( vêtements d’apparat, salutations sur les places publiques, sièges d’honneur, longues prières… ) sur le parvis du Temple était très efficace – des exemples exorbitants étaient à la vue de tous – mais aussi très dangereux : les autorités allaient se sentir visées… Le Christ va jusqu’au bout de la dénonciation : « ils seront d’autant plus sévèrement jugés » (Mc 12,40). Le Seigneur voit leur délabrement intérieur, leur responsabilité personnelle dans cette vie d’apparences, et les conséquences désastreuses sur son peuple bien-aimé. Puissions-nous écouter souvent une telle dénonciation !

Ensuite, Jésus trouve un exemple positif dans l’offrande de la veuve. Saint Marc nous dit qu’il « s’était assis dans le Temple en face de la salle du trésor » : Il a probablement choisi ce lieu pour y réformer ses disciples dans leur relation à l’argent. Le Christ aimerait tant éduquer le regard de ses disciples – le nôtre – sur le « malhonnête argent » (Lc 16,9.11). Pour cela, il « regardait comment la foule y mettait de l’argent » (v.41) : le grec utilise le mot « χαλκὸν (chalkon) », signifiant « cuivre ou airain », le métal rutilant, qui fait du bruit lorsque les riches « mettent de grosses sommes », pour provoquer l’admiration – et les Douze, surtout Juda, étaient probablement aussi très impressionnés. Sur la Montagne, le Christ avait déjà essayé de réformer cette attitude : « Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône soit secrète ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra » (Mt 6,3-4).

Arrive alors cette « pauvre veuve » que personne ne remarque et qui fait l’offrande humble de deux piécettes. Extérieurement, une vie insignifiante ; intérieurement, une offrande totale que le Seigneur perçoit : « elle a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre » (v.44). Si le Seigneur a posé son regard sur elle, et qu’il a dirigé aussi le regard de ses disciples sur elle ( Jésus appela ses disciples et leur déclara…), alors elle mérite bien que la liturgie lui consacre un dimanche, pour que son exemple nous convertisse encore aujourd’hui.

La veuve de Sarepta a d’abord étanché la soif d’Élie le prophète ; celle du Temple étanche la soif intérieure du Christ de trouver des disciples selon l’Évangile. Nous ne savons pas ce qu’est devenue la deuxième ; mais la première a vu s’opérer pour elle le miracle de la « jarre de farine, et du vase d’huile », et plus tard le prophète ressuscitera son fils : symbole de la vie qui jaillit dans le désert, de la grâce surabondante que le Seigneur déverse dans les cœurs généreux, vraiment pauvres, qui lui sont ouverts.

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[1] Catéchisme, nº2581-3.

 

Le prophète Elie et la veuve (Rembrandt)

Le prophète Elie et la veuve (Rembrandt)


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  • La Pièce aux cent florins (Rembrandt)