lecture

À l’écoute de la Parole

Alors que Jésus exerçait son ministère en Galilée, il était suivi de nombreux disciples aux histoires personnelles très différentes les unes des autres. Au début de son évangile, saint Marc nous raconte l’appel des premiers Apôtres quand Jésus fait irruption dans la vie de quatre pécheurs : Pierre et André, Jacques et Jean, arrachés à leurs filets pour devenir « pêcheurs d’hommes » (Mc 1,17). Il y avait aussi une foule d’anciens malades que le Christ avait guéris par compassion ; et beaucoup de malheureux libérés d’esprits mauvais. Pour tous ceux-là, c’est Jésus, ou bien des proches de ces personnes, qui avaient pris l’initiative ; le Christ s’était approché d’eux.

Dans l’évangile de ce dimanche, c’est au contraire un homme qui accourt, tombe à genoux et le supplie (Mc 10). Le Christ est interpellé et touché par le désir de perfection de cet homme. Il l’invite à tout quitter pour le suivre : l’Évangile surgit de la rencontre entre la recherche humaine de la Sagesse décrite par les premières lectures (Sg 7 et Ps 90), et l’initiative divine incarnée en Jésus (Mc 10).

Le Psaume 90 : désirs du croyant

Avant de méditer sur la figure idéale de Salomon (Sg 7), nous pouvons reprendre la seconde partie du Psaume 90 (89) que la liturgie nous propose ce dimanche. Cette supplication de l’Israël croyant est très proche de notre réalité existentielle. Comme souvent, le psaume suit un mouvement descendant puis ascendant.

La première partie commence par prendre acte de la transcendance de Dieu :« Avant que les montagnes fussent nées, enfantés la terre et le monde, de toujours à toujours tu es Dieu » (v.2). Elle se transforme très vite en une longue et triste évocation de la fragilité de l’homme : « ils seront comme l’herbe qui pousse ; le matin elle fleurit et pousse, le soir elle se flétrit et sèche » (v. 5-6). Vient ensuite une douloureuse plainte face à la brièveté de la vie : « sous tes fureurs tous nos jours s’enfuient, nos années s’évanouissent dans un souffle. Le nombre de nos années ? soixante-dix, quatre-vingts pour les plus vigoureux ! Leur plus grand nombre n’est que peine et misère » (v 9-10).

L’existence dramatique de l’homme et les méandres douloureux de l’histoire n’ont pas de sens et ressemblent à une punition divine : « par ta colère nous sommes consumés par ta fureur épouvantés, tu as mis nos torts devant toi, nos secrets sous l’éclat de ta face » (v. 7-80). Dieu n’apparaît plus que comme un juge implacable : « qui sait la force de ta colère et, te craignant, connaît ton courroux ? » (v.11). Beaucoup d’entre nous, face à une épreuve, ont pu ressentir cela et formuler une prière similaire : ‘Seigneur pourquoi cette terrible épreuve, ce deuil, qu’avons-nous fait, pourquoi t’acharnes-tu sur nous ?’

La deuxième partie du psaume, celle que nous lisons aujourd’hui, adopte un ton différent : elle prend acte de la finitude pour demander l’humilité : « apprends-nous la vraie mesure de nos jours » (v.12). Les hommes qui se croient immortels, ou vivent comme s’ils l’étaient, en oubliant leur dépendance envers Dieu, sont fous. Cette fois, le constat n’est plus désespérant, comme dans la première partie, mais source d’apaisement et de joie. Le psalmiste se souvient de l’amour de Dieu et l’appelle à son secours : « reviens Seigneur, pourquoi tarder ? » (v.13) ; « rassasie-nous de ton amour au matin » (v.14).

Dès lors, l’homme n’a plus pour seule vision la brièveté de sa vie, mais fixe son regard sur l’amour de Dieu qui élargit son horizon et le comble de joie au-delà de tous les malheurs qui ont pu parsemer son existence : « nous serons dans la joie et le chant tous les jours ; rends-nous en joie tes jours de châtiment » (v.14-15).

Dieu n’est plus le créateur redoutable et juge, mais le Père bienveillant qui collabore avec sa créature. Le psalmiste découvre le dessein de Dieu pour l’homme, un dessein lumineux : « fais connaître ton œuvre à tes serviteurs et ta splendeur à tes fils » (v.16). L’homme est invité à participer à cette œuvre qui prospèrera avec la grâce de Dieu : « consolide pour nous l’ouvrage de nos mains » (v. 17).

Nous sommes aujourd’hui appelés à entrer dans la dynamique de ce psaume , à cesser de considérer notre finitude comme une malédiction, et Dieu comme un ennemi. Appelés à entrer dans l’humilité et la joie ; à tourner notre regard vers le projet de Dieu pour nous, à accueillir son amour, sa douceur…

La première lecture : préférer la Sagesse à tout (Sg 7)

L’auteur du livre de la Sagesse, écrivant dans un milieu grec aux alentours de l’ère chrétienne, nous présente la figure de Salomon, le sage par excellence, qui avait demandé à Dieu le don du discernement au début de son règne. Après avoir invité à rechercher la Sagesse dans les premiers chapitres, en montrant tous ses bienfaits (Sg 1-6), il introduit la seconde partie de son ouvrage comme suit :

« Ce qu’est la Sagesse et comment elle est née, je vais l’exposer ; je ne vous cacherai pas les mystères , mais je suivrai ses traces depuis le début de son origine, je mettrai sa connaissance en pleine lumière, sans m’écarter de la vérité. » (Sg 6,22)

L’auteur décrit alors l’expérience du grand roi Salomon, à la première personne, comme un témoignage personnel, en commençant par le présenter humblement comme un homme égal à nous, comme dans le psaume 90 (89) : « Moi aussi, je suis un mortel, pareil à tous… je suis tombé sur la même terre où tous ont à souffrir » (Sg 7,1.3).

Mais Salomon, a acquis l’extraordinaire don de la Sagesse, et le texte de ce dimanche nous livre le secret de cette grâce :

  • La supplication (j’ai prié… j’ai supplié…) : la Sagesse est un don du Seigneur (m’a été donnée… est venu à moi), il faut toujours tenir compte de la « primauté de la grâce » ; mais Dieu souhaite que nous la demandions. La Sagesse est l’œuvre de l’Esprit qui ne s’impose jamais.
  • La préférence absolue de la Sagesse sur tout autre bien : le texte cite alors tout ce qui peut lui faire concurrence : si certaines choses nous paraissent aller de soi, comme le pouvoir (trônes et sceptres), ou les richesses (la pierre la plus précieuse… l’or…l’argent ), ou être acceptables (la beauté), d’autres demandent un véritable arrachement (la santé, ou encore la lumière, c’est-à-dire la vie).

Même si nous ne sommes pas encore prêts à aller jusque-là, il nous est tout de même demandé de croire que rien ne peut nous combler sinon Dieu seul. C’est tout le sens du martyre. Aujourd’hui encore, des hommes et des femmes, religieux ou laïques, font le choix de perdre la vie plutôt que de renier le Christ : ils nous indiquent où se trouve la vraie vie.

Un point d’attention, enfin, quant à la Sagesse. Elle n’est jamais acquise définitivement comme le montre l’histoire même de Salomon. Après avoir fait preuve d’une infinie sagesse dans sa jeunesse, cet illustre roi, dans sa vieillesse, se détourna gravement de Dieu en multipliant les alliances avec des païennes et en faisant bâtir des sanctuaires pour leurs divinités (1 R 11, 4-8). Une colline de Jérusalem, le Mont du Scandale, en garde le souvenir. Une invitation pour nous à rester vigilants.

L’évangile : l’homme riche face à l’Évangile (Mc 10)

Le premier dialogue de l’évangile de ce jour met en scène Jésus et l’homme riche, le judaïsme et l’Evangile. Cet homme, comme Salomon et le psalmiste, est en effet en recherche du seul bien qui compte : « la vie éternelle en héritage », et Jésus le renvoie d’abord à l’enseignement de Moïse (les commandements).

Dans un premier temps, le Christ semble donc s’effacer, renvoyant à Dieu, son Père, source de tout bien : « Personne n’est bon, sinon Dieu seul » (v.18). Il veut détacher les yeux de ses auditeurs des bienfaits matériels qu’ils ont reçus de lui, comme les guérisons et miracles, pour les élever vers la source de ces biens. Cette manière de diriger les regards vers le Père est une façon de rappeler la première partie du Décalogue, comme l’explique Jean-Paul II dans Veritatis Splendor :

« L’affirmation « un seul est Bon » nous renvoie ainsi à la « première table » des commandements, qui appelle à reconnaître Dieu comme l’unique Seigneur et l’absolu, et à ne rendre de culte qu’à lui seul, en raison de son infinie sainteté (cf. Ex 20, 2-11). Le Bien c’est appartenir à Dieu, lui obéir, marcher humblement avec lui en pratiquant la justice et en aimant la miséricorde (cf Mi 6, 8). Reconnaître le Seigneur comme Dieu est le noyau fondamental, le cœur de la Loi, d’où découlent et auquel sont ordonnés les préceptes particuliers. Par la pratique de la morale des commandements, se manifeste l’appartenance du peuple d’Israël au Seigneur, parce que Dieu seul est Celui qui est bon. Tel est le témoignage de la Sainte É criture, pénétrée à chaque page du sens aigu de l’absolue sainteté de Dieu : « saint, saint, saint est le Seigneur de l’univers » (Is 6, 3) » .[1]

Jésus énonce alors les commandements « horizontaux », ceux qui régissent les rapports entre les hommes et assurent le respect de la dignité humaine. Ils concernent le meurtre, l’adultère, le vol, le faux témoignage, l’amour des parents. Ils vérifient, par l’exercice de la charité fraternelle, l’authenticité de l’amour de Dieu : « et voici le second qui lui est semblable, tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22, 39). On se souvient de la parole de Jean : « Si quelqu’un dit : « J’aime Dieu », alors qu’il a de la haine contre son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas » (1 Jean 4, 20).

L’instant qui suit est chargé d’une grande émotion : l’homme avoue en toute simplicité qu’il a pratiqué ces commandements « depuis sa jeunesse ». Il représente donc, comme Nathanaël, un « Israélite sans détour » (Jn 1,47) pour lequel la pratique de la Loi a accompli son rôle pédagogique, ce que le Christ reconnaît avec joie. Saint Marc est le seul des évangélistes à noter que « Jésus posa son regard sur lui et l’aima » (v.21). Une expérience profonde et intime que ne peut signaler que celui qui en a éprouvé la force : le croyant fidèle à son Dieu, qui l’aime et en est aimé. Le moment est alors mûr pour le faire passer de la Loi à l’Évangile : le Christ lui fait la proposition radicale de « tout abandonner » pour le suivre, comme les apôtres qu’Il avait appelés au bord du lac, et de s’attacher à lui : « viens, suis-moi ». On ne saurait mieux mettre en scène la grande vérité qu’a décrite le pape Benoît XVI dans sa première encyclique : « À l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive. »[2]

La déception qui suit est profonde : l’homme « s’en alla tout triste », restant dans l’anonymat des foules qui n’ont pas eu le courage de suivre le Fils de l’homme. Nous y reviendrons dans la méditation. Déception également pour le Cœur du Christ, qui, respectueusement, ne le retient pas mais le voit s’éloigner à regret.

Commence alors un deuxième dialogue, avec les disciples, cette fois. Le dialogue se centre sur le danger des richesses… Les disciples sont « stupéfaits » des affirmations de Jésus : la richesse serait donc un obstacle insurmontable pour le salut ? La richesse et la réussite matérielle étaient, en effet, interprétées comme une bénédiction dans le judaïsme antique. C’est l’incapacité à partager qui était décriée. Le Christ insiste, et grave à jamais cette image dans notre imaginaire collectif, ce chameau qui essaierait de passer par le trou d’une aiguille [3]… C’est l’image d’un cœur enflé par l’attachement aux biens matériels, incapable de passer par la porte étroite où se faufilent les pauvres et les humbles. De nouveau revient le thème de l’esprit d’enfance, fait de confiance et de pauvreté, si important dans ce chapitre 10 de Marc, et qui fait tant difficulté pour les disciples.

Le Christ aborde alors deux thèmes fondamentaux pour l’Église. Il écoute d’abord la question des disciples : « ils se demandaient entre eux : qui peut être sauvé ? » (v.26). Une interrogation et une angoisse qui habitent toute la réflexion théologique et la quête spirituelle des chrétiens au long des siècles. Jésus invite à s’en remettre à Dieu avec confiance. : « Tout est possible pour Dieu ».

Le Christ énonce ensuite la grande loi du renoncement : ‘tout quitter pour tout recevoir’. Nous pensons spontanément aux religieux qui s’y obligent par vœux, mais c’est aussi un appel qui concerne tous les baptisés, chacun selon son état de vie. Nous y reviendrons dans la méditation. En lisant l’énumération des renoncements mentionnés par Jésus, ne laissons pas échapper quatre aspects importants du texte :

  • dans la liste des biens perdus puis retrouvés, le Christ en omet un : « le père », car le chrétien ne reçoit pas une multitude de pères mais plutôt la filiation divine, le Père du Verbe qui est source de toute paternité : « Un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, par tout et en tous » (Ep 4,6).
  • les époux ne sont pas appelés à être séparés : ils sont en effet plus qu’une réalité humaine et sociale, une réalité spirituelle et constituent déjà une vocation et un témoignage.
  • La loi du dépouillement est liée, dans la pensée divine, à la loi de la surabondance, le fameux « centuple », parce que Dieu ne se laisse pas vaincre en générosité. Ce mot est employé par Luc dans la parabole du semeur : « Une autre est tombée dans la bonne terre, a poussé et produit du fruit au centuple » (Lc 8,8).
  • La loi de la Croix : Jésus mentionne d’inévitables « persécutions » car le chrétien va contre l’esprit du monde. Suivre Jésus c’est prendre sa Croix, comme les apôtres l’ont rapidement expérimenté au début de l’Église : « En ce jour-là, une violente persécution se déchaîna contre l’Église de Jérusalem » (Ac 8,1).
  • le but final du chrétien n’est pas ici-bas : « dans le monde à venir, la vie éternelle ». Son véritable désir est Dieu lui-même dont il espère partager la vie pour toujours.

Comme l’écrit le Catéchisme en reliant ce passage au Discours sur la montagne : « L’abandon à la Providence du Père du Ciel libère de l’inquiétude du lendemain. La confiance en Dieu dispose à la béatitude des pauvres. Ils verront Dieu… » (nº 2547)

⇒ Lire la méditation


[1] Veritatis Splendor n° 13 https://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_06081993_veritatis-splendor.html

[2] Benoît XVI, Deus Caritas Est, nº1.

[3] Au sujet de cette expression, plusieurs interprétations existent qui d’ailleurs n’altèrent en rien le message notamment : 1/ il y aurait eu à Jérusalem une porte basse appelée « trou de l’aiguille » qui obligeait les marchands à décharger leurs chameaux pour pénétrer dans la ville ; 2/ le texte grec aurait par erreur indiquer « kamélos » (chameau) en lieu et place de « kamilos » (grosse corde).

Le Christ et le jeune homme riche (Hoffman)

Le Christ et le jeune homme riche (Hoffman)


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  • L’entrée à Jérusalem (chapelle du Palais, Palerme)